Les théories concernant la recherche de valeur et de profit sont restées assez peu inventives. Elles restent souvent bloquées au stade du proverbial gâteau à se partager. Le marché est figé dans ses limites et se dirige vers une situation d’oligopole, où seuls quelques acteurs peuvent réellement se nourrir. Dans le même ordre d’idée même la chaîne de la valeur reste un concept linéaire. Elle se déroule simplement du fabricant initial jusqu’au distributeur final, qui délivre le produit au consommateur.

Même avec les théories managériales récentes comme le développement durable ou le “blue ocean”, nous continuons souvent de manipuler les mêmes paradigmes. Ayant participé il y a quelques semaines à un petit déjeuner sur le logiciel à source libre — je me force à rester littéral dans ma traduction de “open source”, dans la mesure ou le simple terme de logiciel libre, persiste à me faire penser à des logiciels gratuits, ce qui n’est pas le cas ou pas forcément– ayant donc participé à cet événement, j’ai été agréablement surpris de voir à quel point une nouvelle communauté économique à but lucratif a su renouveler sa recherche de valeur. Certes l’open source n’est pas un nouveauté, mais son arrivée effective dans le domaine de la PME ou des grandes entreprises est un phénomène récent qui mérite l’attention.

Dans le segment particulier des logiciels intégrés de gestion d’entreprise (les ERP) et face à un oligopole composé de SAP, Oracle, Sage et Cegid en France, de nombreuses SS2I s’engouffrent dans l’open source. Je suis ces évolutions depuis plus de trois ans : à l’époque je cherchait à convaincre le président du laboratoire pharmaceutique que je co-dirigeais, de passer sous un ERP open source. Mais les solutions n’étant pas mures nous avions dû abandonner l’idée. Et si aujourd’hui la maturité technique est là et le modèle économique solide, l’approche marché est elle encore malhabile.

Quelle est donc l’originalité essentielle de l’open source pour les PME ?

C’est tout d’abord la possibilité d’abandonner dans le domaine du logiciel le modèle de la vente de produits physiques classiques. Cela semble bête à dire mais les logiciels pour l’essentiel continuent à se vendre comme des voitures : un coût de développement, de distribution, une marge et un prix d’acquisition final pour le client. Avec l’arrivée de l’ADSL et de sa bande passante aidant, une première faille dans ce système était apparue dans les années 90. Des éditeurs indépendants ayant décidé de vendre directement leur logiciels en téléchargement direct avaient finalement rappelé, que oui un logiciel est un bien intangible et parfaitement duplicable. La notion de coût fixe est donc très limitée. En terme de business development le jeu est donc très différent de celui d’une concession automobile, si l’on parvient à amortir le développement et le marketing initial, les ventes ultérieures du logiciel sont quasiment de la marge.

Du fait de l’immatérialité du produit, il y a ensuite la nécessité de redéfinir la notion de propriété et de droit d’utilisation. Dans ces nouveaux modes de distribution cela a posé de nombreux problèmes. Nous l’avons surtout vu pour la musique et maintenant pour la vidéo, mais cela a été très vrai pour le logiciel. Au déplaisir de nombreux industriels, sont ainsi apparus des logiciels dont les utilisateurs avaient le droit d’étudier l’architecture, de la modifier et de les remettre en circulation moyennant le respect de certaines règles élémentaires (identifier la source originale, documenter les modifications, préserver la liberté de distribution, etc). L’open source est né de ce besoin de changement de paradigme, mais sans réel modèle économique au départ. Il s’agissait d’une propagation généreuse et militante d’un travail collaboratif, primé essentiellement par la reconnaissance des pairs. Linus Torwald, le créateur de Linux n’a jamais devenu un Bill Gates ou un Steve Jobs. Cela n’est guère gênant et atteste d’une éthique certaine, mais ce qui est ennuyeux c’est que la reconnaissance des clients ou utilisateurs n’est pas non plus cherchée… L’open source gravite souvent autour de lui-même, en semblant oublier qu’il y a peut-être d’autres personnes intéressées que la communauté de programmateurs concernée par la création.

Or en parallèle le monde du logiciel classique a continué son chemin. Maintenant les vieux modèles. On achète toujours Windows dans un boîte vendue en magasin. La stratégie dans ses grandes lignes reste simple et efficace : on arme son produit des meilleures qualités par rapport au marché visé, on investit dans une équipe qui va réaliser le produit, le tester, l’améliorer, jusqu’à une version aboutie et vendable. A partir de là l’entreprise productrice récupère de la valeur investie auprès de ses clients en négociant le droit d’utilisation de son produit (des licences utilisateurs) et rajoute des prestations pour encore mieux capitaliser sur la valeur créée (de la formation, du SAV) avec un client plutôt captif. Le client bon an, mal an est captif. Sauf à ce qu’il soit prêt à racheter un produit équivalent et à convertir ses données et ses habitudes de travail de façon radicale. Rappelons que dans la logique de parts de marché et de gateau, éviter l’inter-opérabilité est un grosse priorité du l’industrie du logiciel !

En 2008, les logiciels open source qui déboulent dans le secteur B2B semblent vouloir commencer à se préoccuper du client. Nous pourrions même dire qu’ils se préparent à faire du marketing et du commercial. Face à des éditeurs classiques mieux installés ils ont la possibilité de dynamiter les anciennes habitudes. Vous souhaitez télécharger notre logiciel ? Étudier son mécanisme ? Le reproduire et l’améliorer ? Allez-y ! Il ne vous en coûtera rien ou pas grand chose. Comparé aux alternatives des éditeurs classiques qui tentent de garder le plus jalousement possibles leur savoir-faire technique, il n’y a plus de phase initiale de création de la valeur. De façon amusante elle peut être même à la charge ponctuelle d’un client qui souhaite des spécifiques précis et qui va devoir payer le développement d’une amélioration pour son compte. Sauf qu’une fois le logiciel amélioré, il circule librement dans sa nouvelle version, au bénéfice de tous les autres utilisateurs.

La logique devient alors communautaire au sens des clients.

C’est un point important, puisqu’elle est surtout communautaire au sens des programmateurs ! Mais le vrai intérêt de l’open source est que tous les utilisateurs ont avantages à ce que les améliorations ou spécifiques qu’ils peuvent demander (et payer) se propagent aux autres utilisateurs (qui eux n’auront rien à payer). Le pari est l’apparition d’un cercle vertueux, où les coups de production sont restreints ou inexistants pour un utilisateur donné. La production étant souvent décentralisée à outrance, il n’y a plus réellement d’entreprise initiale qui “produit”, mais un nuage d’individus ou de groupes d’intérêts qui régulent, orientent et réalisent le développement. La valeur n’est plus alors créée : elle est perçue plus tard, après que le client est adopté la solution et elle ne se retrouve pour les SS2I impliquées que sous forme de service : diagnostic des besoins, choix d’une solution, paramétrage, installation, formation, suivi et adaptation.

Et c’est bien en cela que la dynamique est remarquable.

Pour pousser l’analogie il s’agirait d’un réseau de constructeurs automobiles qui collaboreraient pour produire des voitures propres (les analogies nous permettent aussi de rêver), sûres et agréables à conduire, qui les fourniraient gratuitement ou en échange d’un coût symbolique, et qui se rémunérerait pour vous aider à choisir le bon véhicule et pour l’entretenir pendant son utilisation. Ce modèle de fonctionnement sous-entend aussi que seuls les meilleurs modèles seraient construits. La barrière d’entrée pour acquérir un véhicule étant minime, personne ne serait bloqué avec une voiture qui ne lui conviendrait pas parfaitement. En théorie de tels réseaux produiraient donc vraiment des produits “tirés” par les utilisateurs, tels que l’industrie nous en promet depuis 30 ans. Pour que ce cercle vertueux puisse exister il y a cependant un point d’achoppement : la taille de la communauté de développeurs et d’utilisateurs. Sans dynamique de la propagation et de la dilution de la valeur initiale à créer, rien ne se passe. Il faut bien que la valeur créée initiale ramenée à une cellule productrice soit faible, et que les utilisateurs soient le plus nombreux possibles pour qu’ils puissent permettre une captation de la valeur lors de l’utilisation.

Pour en revenir aux ERP la situation est donc aujourd’hui passionnante : d’un côté d’importants industriels bien installés dans un modèle économique classique et rentable, et de l’autre un aréopage de concurrents avec des produits techniquement mûrs, dotés de la capacité de bousculer les schémas habituels, mais sans capacité marketing forte. Car sur ce dernier point, le mot de conclusion revient quand même aux clients potentiels. Et malheureusement il ne m’a pas semblé voir pour l’instant une communauté de SS2I capable d’interagir de façon percutante avec son marché de PME ou de grands comptes.

Bien que de nombreux clients ou prospects participaient aux présentations de cette matinée, je ne pense pas que beaucoup d’entre eux avaient le moindre intérêt pour l’architecture de tel ou tel produit, la version de développement de la base de donnée utilisée ou je ne sais quoi d’autre. Je n’ai d’ailleurs pas vu ressortir à aucun moment une vraie préoccupation pour expliquer quels étaient les bénéfices utilisateurs en terme de stratégie d’entreprise ! Aucun explication par exemple sur le fait qu’un ERP open source ne va pas détruire l’organisation opérationnelle du client et la formater comme avec une solution de type SAP. Incroyable, quand on connaît l’accouchement au forceps et les bouleversements que provoquent l’implantation d’un ERP classique et quand on mesure la flexibilité d’un ERP open source.

J’imagine donc que tout cela doit être une bonne nouvelle pour les professionnels du marketing qui vont commencer à s’intéresser à ce secteur !

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