Il semble exister bon nombre de stratégies d’innovation. En tout cas, la majorité des acteurs de ce marché trouvent une sorte légitimité en complexifiant les approches à l’envie et en créant de nouvelles méthodes sensationnelles, qui peuvent laisser rêveur. A se demander comment nous avons pu inventer le feu, la roue, le zéro et quelques temps après (à l’échelle de l’humanité) envoyer des hommes sur la Lune et les faire revenir ?

Réimaginer et Diversifier

Si nous nous efforçons de rester simple, les projets innovants sont de deux types : ceux qui prennent une idée ou un usage pour l’amener  vers des horizons inédits ; ou ceux qui restent circonscrits à l’usage original mais en poussant certaines de ses performances bien au-delà de ce qui paraissait imaginable.

Pour le dire encore plus simplement, l’innovation peut se concevoir selon deux changements élémentaires :

  • Réimaginer : “Peut-on faire autre chose ?”
  • Diversifier :  “Peut-on faire plus adapté ?”

Prenons l’exemple de la téléphonie pour comprendre ce dont nous parlons :

innovation de la téléphonie - merkapt

Nous voyons bien l’arrivée du téléphone mobile comme un point de bascule d’un mode d’innovation à l’autre : accroître le rayon d’action du téléphone (Diversifier pour s’adapter) devient de moins en moins une préoccupation, alors que la puissance de calcul s’accumulant dans nos poches commence à ouvrir de nombreuses autres possibilités (faire autre chose, donc Réimaginer).

Vous me pardonnerez probablement la simplification à outrance de mon exemple. Je concède sans l’ombre d’une discussion que ces deux directions ne sont jamais univoques. Elles se mélangent, s’hybrident, avancent, reviennent en arrière, etc.

De son côté, Geoffrey MOORE, qui est l’un des trois seuls auteurs à mon sens qui a eu une pensée fondatrice de l’innovation depuis ces dernières décennies, a de ces deux modes d’innovation une analyse beaucoup plus directive. Il parle selon ses termes de l’alternance de l’innovation sur le coeur du sujet (le “core”, la Réimagination) ou sur le contexte (la Diversification). MOORE constate en particulier, que l’on démarre l’innovation par le coeur, pour ensuite l’approfondir et à un moment la diversifier dans son contexte.

Je vais éviter à votre grand soulagement l’exégèse complète de son travail et simplement vous renvoyer à la lecture assez rapide et très éclairante de Dealing With Darwin (ses autres livres détaillent ce principe dans plusieurs cas de figures et ne sont pas essentiels à mon propos). Gardons en tout cas ces deux grands principes de l’innovation : Réimaginer et/ou Diversifier.

L’innovation est un chou Romanesco

geoffrey moore marché fractal - dealing with darwin - 2004

Ce qu’il présente est essentiellement le même mécanisme : l’innovation en rouge est le “Core” (la Réimagination), la bleue qui la prolonge dans de plus en plus de directions, est le “Contexte” (la Diversification) :

On peut comprendre intuitivement que l’innovation par la simple action de ces deux mécanismes simples, se déploie à partir d’un changement originel en une sorte de tourbillon fractal de plus en plus complexe et de plus en plus divers.

Mon proverbial chou Romanesco (Brassica oleracea si vous tenez à le savoir) :

Ce préliminaire pour souligner, que quand on parle innovation, on pense souvent à la première voie d’innovation : la Réimagination.

Elle est plus sexy pour tout le monde, puisque c’est elle qui semble receler un vrai pouvoir novateur. En théorie, c’est de la genèse pure. L’ambition est de pouvoir marquer le marché par un avant et un après. La première automobile, le premier téléphone mobile, la première souris pour PC, le premier moteur de recherche… l’innovation de rupture, ou d’océan bleu.

En pratique, ces histoires de genèses sur un plan économique sont plutôt décevantes, voire tristes.

Les inventeurs géniaux essuient les plâtres et disparaissent souvent dans l’anonymat. Douglas ENGELBAR a disparu au début du mois de juillet et je ne pense pas que cela vous ait affecté. Et pourtant (sautez vers 5:00 si vous manquez de patience et regardez ce qu’il tient en main droite… nous sommes en 1968) :

Le deuxième mode d’innovation, la Diversification, semble lui forcément moins ambitieux.

Il démarre souvent par de l’innovation incrémentale à partir d’un produit ayant déjà eu un succès, à partir duquel l’on pousse les spécifications à l’étape suivante. On finit par complexifier le produit à outrance en espérant toucher le marché sur un besoin. Un directeur de l’innovation d’un grand groupe international dont je me dois de préserver l’anonymat, me disait il y a quelques mois :

Cette partie du travail, c’est un peu comme le sexe entre adolescents dans les années soixante. On est dans le noir, on ne sait pas trop ce que l’on fait en espérant être au top, on finit par bâcler le travail et on essaye de plus trop y penser la semaine suivante.

En pratique c’est ce qui peut vous amener à croiser au détour d’un magasin d’électroménager un réfrigérateur avec écran tactile WiFi

Ne vous y trompez cependant pas, la Diversification est un sujet passionnant et en réalité un terrain de jeu d’innovation que je crois très sous-estimé. L’ennui est qu’il est traité comme un simple mode de rentabilisation de produits à succès, sans réellement se préoccuper des possibilités fines qu’il permet.

Je trouve par exemple passionnant l’accélérateur de startup Rocket Internet, des pourtant très décriés frères SAMWER. Mais cela est un autre sujet et nous aurons l’occasion d’en reparler une autre fois.

La troisième voie oubliée

Au-delà donc de la dualité Réimagination / Diversification, on oublie souvent la troisième voie : la Réduction.

En réalité ce n’est pas qu’elle manque, c’est que quasiment personne ne l’envisage ou ne la comprend comme une forme d’innovation spécifique, ou alors on la noie dans des théories plus ou moins farfelues. Or, j’en ai souvent parlé par petites touches dans divers articles et elle me parait de plus en plus comme non seulement une évidence, mais aussi comme une ambition particulièrement astreignante (et donc passionnante). Je vais tacher de vous la faire comprendre au mieux.

La fin d’un cycle Réimagination / Diversification se finit généralement dans un bruit de fonds qui ne sert à rien et n’intéresse donc personne (notre réfrigérateur WiFi, la carte de crédit NFC). Jusqu’à ce qu’un autre cycle soit lancé par une Réimagination majeure qui partira dans une nouvelle spirale fractale. C’est ce que prédit MOORE et que la plupart des économistes mesurent aussi.

Mais la troisième voie que j’évoque ne va pas suivre ce schéma cyclique.

Elle fait table rase, remet les compteurs à zéros, non pas pour aller ailleurs, mais pour revenir exactement au coeur initial du cycle d’innovation qui était apparu au départ. On ne Réimagine pas le marché ailleurs ou autrement, mais on reste complètement dans celui-ci en supprimant le foisonnement de Diversifications qu’il y a eu pour ne garder que ce qui sera le plus puissant, le plus pertinent pour les prochains 10 ou 20 ans.

On passe d’un enchainement de cycles :

A une synthèse en retour :

Ainsi, ce qu’a réussi l’iPhone de façon indubitable et ce après quoi tout le marché de la téléphonie cours après depuis six ans sans succès, est bien cela : une Réduction de ce qu’était devenu la téléphonie depuis ses débuts, à un écosystème compact (iPhone, iTunes, App Store) qui n’est bien entendu pas parfait, mais qui est extrêmement difficilement améliorable.

Ce dernier point crucial : la Réduction est une synthèse ultime.

Après elle, il n’y a plus de place pour amener de la Diversification intéressante, ou pour encore avoir le besoin de Réimaginer le marché  dans un futur prévisible. La messe est dite pour très longtemps et il ne reste plus qu’à la compétition d’essayer de copier pour survivre.

C’est le jackpot pour celui qui réussit cette innovation, mais c’est aussi un marché qui se trouve stérilisé pour longtemps. L’exemple de l’iPhone est parlant : tous les mobiles sortis depuis ces six ou sept dernières années sont peu ou prou des clones.

Bien peu de marché parviennent à être innovés selon ce mode et à trouver une forme de Réduction aussi stable, vous pouvez discerner facilement certains exemples : Amazon, Google, Facebook, Ikea… Twitter peut-être. L’innovation par la Réduction de ces (maintenant) grands groupes, ne repose pas simplement sur un produit phare, mais réellement sur une approche globale équilibrée entre trois composantes essentielles :

  1. Un business model efficace
  2. Une technologie adaptée
  3. Un design intégré.

Peut-on réduire la voiture ?

Si les cas de Réduction de marché sont rares, nous pourrions trouver beaucoup d’exemples plus limités.

La Golf de Volkswagen est l’un d’eux : c’est une icône stable, un succès reproduit depuis 1974 et l’aune quasiment indépassable de tous les autres véhicules dans son secteur en Europe :

Néanmoins, il ne s’agit ici que d’un produit, pas de la réduction réelle d’un marché. Pour atteindre réellement cette ambition il faudrait se demander quelle serait la solution de transport ultime si l’on devait condenser le meilleur de la voiture, la moto, les transports en communs et les taxis ?

Pour pouvoir aller au bout de cette démarche il ne s’agit pas d’une question de design seulement, ou de technologie, ou d’approche marché. Il s’agit bien à nouveau des trois à la fois. Et le résultat ne serait certainement pas une sorte de véhicule iPod. Si l’on revient à l’univers du mobile, on peut par exemple considérer l’approche de Google avec Android. Le pari de Réduction était de se demander si l’on pouvait élaborer non pas le meilleur appareil, mais le meilleur écosystème alternatif à Apple (si vous m’avez suivi jusque là, vous pouvez probablement comprendre que deux Réductions coup sur coup ne seront pas possibles). Si le timing dans le marché du mobile n’était pas bon, l’idée reste pertinente et elle pourrait servir au marché de l’automobile.

L’application d’une stratégie de Réduction “à la sauce Android” dans l’automobile, serait de savoir quel industriel serait capable de proposer une plate-forme mécanique, électronique et fonctionnelle, associée à un écosystème de services et d’entretien… si excellente et si modulaire, que plus aucun constructeur n’aurait de raison logique de développer la sienne ?

Je ne sais pas si aujourd’hui beaucoup de constructeurs travaillent sérieusement dans cette direction, mais il est certain que ni Apple, ni Google ne laisseront très longtemps ce marché sans y mettre les doigts.

Si vous pensez que les constructeurs ne pourront jamais être relégués au rôle de “designers de carrosserie”… réfléchissez encore.

Et quand les leaders industriels échouent, c’est souvent parce qu’il est très rare qu’ils aient maintenu une stratégie d’innovation cohérente et puissante dans une voie donnée : Réimaginer, Diversifier ou Réduire. Beaucoup se rêvent en Réimaginateurs, alors qu’ils Diversifient maladroitement et bien peu osent aller vers la Réduction.

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