Il y a quelques jours après une matinée de travail avec des étudiants de MBA, je suis revenu au bureau avec une interrogation d’un étudiant à laquelle faute de temps je n’avais pas eu le temps de répondre avec toute la précision qu’elle exigeait. Nous parlions d’innovation de business model, et l’étudiant en question s’étonnait que l’on puisse appliquer cette méthodologie à tout type d’activité. Y compris, et c’était là son exemple plus éloigné pour lui de toute possibilité d’innovation, dans la restauration.

Or précisément la restauration est un terrain de jeu inépuisable d’innovation de business model. Rappelez-vous que je ne parle pas que d’innovation technologique… et qu’à la limite je n’en parle surtout pas. Il aurait été donc facile de parler de Mc Donald’s, de Chaud Devant ou des dabbawalas en Inde… Mais amateur modeste de grande cuisine, je vais plutôt vous parler d’El Bulli qui est devenu en quelques années l’un des meilleures restaurants dans le monde. Co-dirigé par Juli SOLER et le chef Ferran ADRIA, ce restaurant catalan a un modèle économique assez standard : c’est de la haute cuisine, le menu est donc affiché à un prix élitiste, et vous ne pourrez probablement jamais y réserver une table sans être un parent proche d’un des grands de ce monde. Jusque là, rien de bien innovant je l’accorde.

L’innovation vient d’une discipline extrême visant depuis 1994 l’obtention de ce leadership incontestable dans le domaine de la restauration. C’est un choix de leadership qui s’oppose totalement à l’efficacité opérationnelle incarnée par Mc Donald’s, ou à une stratégie d’intimité client choisie par Chaud Devant. Détaillons donc cette stratégie de l’extrême…

Tout d’abord El Bulli est un restaurant qui a fait un choix radical et au départ très risqué en cuisine : celui de la cuisine moléculaire. Sans en être l’inventeur, Ferran ADRIA a développé cette approche scientifique enseignée au Collège de France, dans le cadre de la cuisine catalane et des tapas. Émulsions, convection pour la cuisson, floculation et autres tours physico-chimiques ont créé un marché totalement inédit pour ce restaurant, qui a depuis créé de nouveaux ustensiles, de nouveaux couverts et dérivé ses créations en gamme de produits plus ou moins grand public. Ce qui est plus intéressant c’est ce choix n’a finalement pas été en priorité un choix technique, mais une vision de ce que devait être l’expérience du client d’un restaurant de ce niveau. Cette vision a eu dès le départ une formulation très précise : “Une expérience fondamentalement nouvelle de trois heures de plaisir, renouvelée chaque année”. Je vous laisse mesurer à quel point la volonté de proposer un “expérience fondamentalement nouvelle” aux palais les plus fortunés et les plus basés du monde est ambitieuse…

Le deuxième choix qui a soutenu cette vision, est celui d’une discipline tout aussi extrême : pendant 6 mois de l’année le restaurant est fermé pour pouvoir développer son nouveau menu. En parallèle une équipe de R&D culinaire travaille toute l’année pour développer de nouvelles techniques et de nouvelles saveurs, organisée en réel centre de recherche s’appuyant sur un processus d’expérimentation précisément documenté. L’évolution de chaque saveur, de la façon dont elle est atteinte, peaufinée, renforcée ou atténuée, est une donnée de travail rigoureuse et partageable par toute l’équipe.

Le troisième et dernier choix stratégique est celui d’une distribution fermée et exclusive. Même si de nombreux produits dérivés sont commercialisés (livres, vidéos, ustensiles), le restaurant lui-même ne sert que 8.000 couverts chaque année, soit à peu près 0,5% de sa demande. Et depuis 5 ans, ce restaurant est élu le meilleur restaurant du monde.

En conclusion chacun à toute liberté d’apprécier ou non cette forme de cuisine, et son approche du métier de la restauration, il n’en reste pas moins que c’est l’un des exemples les plus formidables et les plus consistants de la mise en pratique d’une vision innovante sur un marché a priori saturé, où tout avait déjà été fait.

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