Le biais du survivant fait parti de ces phénomènes psychologiques simples à expliquer et bien connus de tous, mais auxquels nous continuons à nous soumettre, avec la constance opiniâtre du lemming suivant son congénère par delà le bord d’une falaise.

Sommes-nous des lemmings ?

Ce biais est l’erreur statistique que nous faisons quand nous considérons les performances d’une population, en ne considérant pas les résultats de ceux qui étaient présents au départ, mais qui ne sont pas restés jusqu’au bout de l’épreuve. On ne considère que les survivants.

Un exemple classique (et qui est probablement une légende urbaine, mais l’histoire est belle) est celui de la Royal Air Force qui souhaitait améliorer le taux de survie des avions bombardant l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Les ingénieurs de la RAF souhaitaient renforcer le blindage des avions sans trop les alourdir, pour qu’ils puissent continuer à transporter suffisamment de bombes. Pour ce faire, ils étudièrent la localisation des impacts de balles sur les avions qui revenaient de mission, pour ne renforcer que les parties les plus exposées. Très rapidement ils comprirent que c’étaient essentiellement les ailes et l’arrière du fuselage qui étaient les plus atteints. Ils prirent donc les mesures de renforcement adaptées. Mais après quelques semaines de raids, il fallut se rendre à l’évidence : il n’y avait pas moins d’avions abattus. En fait, il y en avait même un peu plus. Au vu du sujet de l’article, vous aurez donc probablement compris ce qui c’était passé :

  1. Les ingénieurs britanniques avaient simplement fait l’impasse sur les avions qui ne revenaient pas et qui étaient essentiellement abattus par des tirs dans le cockpit ou les réservoirs.
En étudiant des symptômes biaisés, ils avaient apporté une solution inadéquate, et même dangereuse, puisqu’au final les avions renforcés à des endroits peu important étaient moins manoeuvrant et plus facilement abattus par les chasseurs allemands.

Le biais du survivant en finance

Ce qui est donc étonnant c’est que ce biais qui relève plus du bon sens élémentaire, que d’une compréhension poussée des statistiques est régulièrement utilisé dans de nombreux domaines, sans que cela n’émeuve beaucoup.

Par exemple, si vous regardez de près l’analyse des performances financières d’un secteur ou d’une famille de produits financiers sur plusieurs années, il y a de fortes chances que les “analystes” aient enlevé les entreprises ou fonds qui auront fait faillite sur la période. Le résultat global est donc forcément significativement meilleur, que ce qu’il aurait été avec ceux qui n’ont pas survécu. Or comment faire ? Car ce type d’erreur n’est pas toujours imputable à de la malhonnêteté : comment évaluer la performance de ceux qui n’ont pas survécu ? Est-ce zéro, est ce qu’ils ont investi et perdu avec une valeur négative ? Nous pourrions discuter finement de la façon de présenter le résultat et devrions proposer un calcul acceptable par tous.

Si trouver une solution pour tenir compte du biais du survivant n’est pas toujours simple, il n’en reste pas moins, que le premier résultat est faux. Et, alors, que cela ne viendrait à personne de calculer la vitesse moyenne de course d’un être humain et se basant sur les athlètes sélectionnés aux JO de Londres, la plupart du temps nous adorons nous soumettre à des calculs faits avec ce biais.

le biais du survivant - merkapt

Mais , ce biais peut aussi s’exprimer de façon plus subtile.

Prenons ainsi les résultats du BAC : ils sont calculés de façon directe par le ratio des élèves de Lycée ayant le diplôme cette année, par rapport à ceux inscrits aux épreuves. Pour le coup et sans faire d’humour noir, nous pouvons admettre que cette population ait été corrigée des rares malheureux n’ayant pas survécu à l’année de Lycée (le taux de mortalité des 16-25 ans est de toute façon particulièrement bas sous nos climats). Ceci étant que voulons-nous réellement mesurer avec ce taux de succès. Car si vous souhaitez en réalité mesurer le succès d’une génération, il faudrait prendre les résultats du BAC en regard de tous les jeunes en âge de le passer cette année là et qui ne l’ont pas (parce qu’ils travaillent déjà, par ce qu’ils sont dans des filières différentes ou simplement déscolarisés). Même punition pour le résultat des élections avec ou sans le vote blanc. La notion de majorité est assez volatile….

Selon la question posée, ici encore, le biais du survivant joue pleinement.

Modéliser le succès de la création d’entreprise ?

Profitons de l’été et des quelques semaines de calme que nous avons plus ou moins devant nous pour prendre un peu de recul… Ne trouvez-vous pas singulièrement stupide d’essayer de reproduire la recette qui a fait le succès de tel ou entrepreneur devenu célèbre ? Je ne dis pas qu’il n’y a pas de leçons à tirer de l’expérience d’un tel ou d’un autre. Je dis en revanche qu’il est essentiellement vain de chercher à modéliser des comportements à succès à partir de cas particuliers.

Mais si vous souhaitez le faire ce n’est pas impossible.

Il va falloir vous armer d’un certain courage et essayer de reconstruire la population de départ dont est parti l’entrepreneur (pas facile au mieux, en espérant qu’elle soit homogène), suivre son parcours et comprendre les décisions clefs qui ont joué en sa faveur (long mais possible, s’il a été suivi par un comité de pilotage, des investisseurs ou des conseils qui pourront analyser ces moments charnières et leurs impacts) et surtout d’analyser de la même façon ceux qui ont échoué en cours de route dans le même secteur (probablement impossible !). À moins d’y consacrer une thèse comme Stéphanie, qui boucle trois ans de travail sur l’analyse des facteurs de succès d’un programme de mentoring entrepreneurial, vous risquez simplement de vous comporter comme un ingénieurs de la RAF. Porter le même jean et le même pull noir à col roulé que Steve Jobs, ne va probablement pas vous aider.

En pratique, ces constats font que je suis toujours d’une méfiance extrême vis-à-vis des business angels. Il est très peu probable qu’un ou deux succès remarquables aient en réalité donné à un entrepreneur des capacités d’analyse magique d’autres entreprises ou d’autres marchés. Et je m’étalerai même pas sur la vacuité de la génération actuelle d’investisseurs web qui viennent de la restauration, de l’énergie, des télécoms, ou d’autres secteurs qui ne partagent aucun point commun avec le marché de l’internet en 2012. Il m’est en revanche toujours plus facile de travailler avec des fonds d’investissements, ou disons-le, avec des banquiers spécialisés, qui eux ne sont pas uniquement attirés par des retours sur investissements ultra-rapides, mais qui connaissent en profondeur ces secteurs et surtout voient passer un grand nombre de dossiers qui échouent.

Et veuillez croire que je n’ai rien en particulier contre les BA. Ce constat s’applique de façon équitable à OSEO, à de nombreux pôles de compétitivité et autres structures para-publiques qui ne considèrent et ne communiquent que sur les quelques succès qu’ils enregistrent. Le proverbial arbre cachant la forêt.

Pire encore, l’essentiel des cours qui sont proposés dans les MBA depuis les années 80 est fondé sur ce biais au travers des omniprésentes études de cas proposées. Croyez-vous encore que la façon dont Amazon ou Google ont construit leur avantage compétitif respectivement en 1994 et en 2001, soit si éclairant pour nos marchés actuels ? Ne serait-il pas plus important de voir pourquoi Lycos à échoué, ou Yahoo jamais pris le dessus ?

Tempus Fugit

Pour être exhaustif, il faudrait d’ailleurs que je parle de la deuxième forme du biais du survivant qui renforce encore plus dramatiquement les points que j’évoque : il est pratiquement impossible d’être dans les mêmes conditions initiales que l’entreprise à succès que vous considérez. Que raconte le succès d’un Amazon lancé en 1994 avant la bulle internet de 2001, qui a pu survivre 8 ans sans gagner d’argent, à un créateur de e-commerce en 2012 ?

À titre personnel, en dépit de mon expérience industrielle et professionelle, il me parait plus que jamais indispensable de participer à un maximum de nouvelles formes de création de projets d’entreprises, de concours de startups et autres hackathons. L’environnement de la création évolue à une vitesse critique : impossible de s’endormir sur nos acquis.

Quelques clefs…

Admettons qu’il n’est donc pas facile de rééquilibrer notre vision de la création d’entreprise, à moins de faire une thèse sur un secteur spécifique, ou de traiter des centaines de dossiers par an.

Mais tout n’est pas perdu. Vous pouvez par exemple  considérer deux conférences passionnantes : la FailCon aux US et sa petite soeur française la FailConf. Dans les deux cas des entrepreneurs viennent expliquer le plus honnêtement possible pourquoi ils ont échoué dans leur projet. Dans cette veine, je vous recommande une liste d’articles tout aussi passionnante : 25 Best Startup Failure Post-Mortems of All Time. Avec une mention spéciale à l’article très détaillé intitulé : Why Wesabe Lost to Mint.

Vous pouvez aussi plus loins dans la compréhension de ces erreurs de perception que nous entretenons si spontanément, avec l’un des très bons livres de Nicoals Taïeb : Le hasard sauvage : Comment la chance nous trompe et Blink de Malcome Gladwell, sur la façon dont le cerveau des experts se construit et fonctionne.

The link has been copied!