Il y a quelques semaines je participais à une journée de conférence et d’ateliers sur le design et l’innovation. Tout se présentait sous de bons auspices avec en particulier une organisation efficace, des sujets d’actualités et des invités pointus. Bien entendu j’aurais probablement dû me méfier en réalisant en début de matinée qu’à l’exception d’un chef d’entreprise et de deux sociologues, l’ensemble du public et des invités étaient des designers. Ce qui devait arriver arriva de façon inexorable et j’assistais à une matinée assez désolante au cours de laquelle divers projets étaient présentés selon un schéma assez classique dans ces réunions.

Grosse fatigue…

Si vous n’avez jamais assisté à ces présentations, laissez-moi vous en dresser les grandes lignes…

Il s’agit tout d’abord de présenter une mission en entreprise sponsorisée par un acteur public, qui cherche à communiquer sur sa capacité à financer des choses plus intéressantes que la moyenne, sans recherche de résultat très précis (si d’aventure vous remplacez “design” par “open innovation”, cela fonctionne parfaitement puisque tout le monde aura l’impression de parler de la même chose).

Le déroulement du projet est ensuite lui-même présenté en passant un long moment sur les phases d’idéation (des photos de groupe de travail avec des post-its au mur) et un aparté bien senti sur la difficulté que les personnes impliquées, néophytes en design, ont à comprendre ce qu’on leur demande de faire.

Enfin, l’aboutissement de ce travail (qui aura été étalé sur des mois) est mis en exergue. Il s’agit souvent d’un pas grand chose qui va d’un constat sur les erreurs qui ont été commises pour mieux s’en sortir la prochaine fois, ou dans le meilleur des cas, d’un prototype très joliment présenté (le joliment étant très important). La vraie conclusion de tout cela est (et cela semble toujours être essentiel) que le client “a maintenant pris du recul” ou à “acquis une perspective plus large”.

Ce dernier point sera le signal invariable pour qu’une partie de l’auditoire satisfait échange entre lui des sourires entendus, alors qu’une autre partie de l’auditoire se demande ce qu’il fiche dans cette galère.

Certes, je grossis quelque peu le trait et je pourrais être plus équanime en vous parlant des conférences avec des designers qui m’ont totalement bluffé… Mais pas aujourd’hui.

Et je sais, je sais… ce que je viens de faire est totalement politiquement incorrect et fortement irritant pour tout le monde. Non-designers inclus. D’un autre côté, quelle est l’alternative ? On continue à tous faire semblant de savoir à quoi sert le design ? Designers inclus ? On continue ne pas avoir le droit de parler design si l’on est pas designer ?

Je crois qu’il est plutôt temps que certains se réveillent.

Quelle valeur ajoutée ?

Parce que si l’on sent bien que le design est important et tout le monde a de l’empathie pour cette discipline, sorti de la décoration, il est inutile de demander à un chef d’entreprise de vous répondre sans fard sur sa compréhension et son intérêt dans son activité pour le design. Vous connaissez déjà la réponse.

Je ne sais pas si c’est rassurant ou encore plus inquiétant, mais en dehors des zélotes et illuminés habituels, la majorité des professionnels du design se posent la question. En 2009, la FéDI (Fédération des designers) et l’ARDI (Agence Régionale du Développement et de l’Innovation en Rhône-Alpes) lançaient un “grand chantier” pour essayer de comprendre la valeur ajoutée du design :

Le design peine encore trop souvent à trouver sa place dans le monde de l’entreprise et à y être reconnu comme une discipline à part entière. D’où des questionnements sur le département auquel il doit être rattaché (marketing, R&D, communication…), sur l’utilité de lui attribuer une ligne budgétaire, voire même sur sa pertinence ou, du moins, sur sa réelle valeur.
Pour être considéré comme une véritable ressource de l’entreprise, le design doit identifier et quantifier ses apports. Pour cela, il convient de mesurer ses impacts et, dans la mesure du possible, son retour sur investissement.

N’ayant pas réussi à trouver la publication des résultats de ce travail, je reste sur ma faim (si quelqu’un a un lien j’éditerai en conséquence l’article). Mais comme nous sommes maintenant en 2013 et que la face du monde du design n’a pas changé, je peux légitimement supposer qu’il n’y a pas eu de grande révélation.

Plus modestement en novembre 2011, l’association 3Pod avait réuni une centaine de chefs d’entreprise et quelques designers pour rentrer dans le vif du sujet. La conférence était intitulée : “Le design c’est pas pour moi !“. J’avais eu l’honneur risqué de m’adresser à ces chefs d’entreprises en restant dans le ton de la journée au travers de quelques points clefs, dont celui-ci :

design pour les danois

L’efficacité de la journée avait été remarquable.

Non pas grâce à mon intervention, mais parce que l’après-midi ces chefs d’entreprise avaient participé à des ateliers sur des sujets qui les concernaient directement et qui étaient traités avec des designers. Ces derniers avaient mouillé leur chemise, pris un gros risque, mais avaient montré de façon concrète ce qu’ils étaient capables de faire.

Alors c’est quoi la grande idée ?

Bon, mon sac étant vidé sur le sujet, vous vous attendez à ce que vous livre ma Vérité™ ? Après tout, nous travaillons régulièrement à l’agence avec des designers pour des startups ou des grands groupes et, bien que n’étant pas designer, ma carte de visite mentionne bien le titre “business designer”. Je ne vais donc pas me défiler et vous livrer ma perspective.

Sachez seulement que la lecture de la suite de cette article peut vous conduire à une excommunication par les gardiens du temple du Design™ et que je ne peux en être tenu pour responsable…

Considérer les designers comme des professionnels

Le premier point est qu’il faut arrêter de prendre les chefs d’entreprise pour des néophytes un peu attardés. Si un designer est engagé pour une mission en entreprise, il se doit de se comporter en professionnel est d’être capable d’expliquer où, quand et comment va se faire le retour sur investissement de sa prestation.

Cela va surprendre certains, mais c’est relativement facile.

Il y a même de nombreuses méthodes pour le faire. Celle à laquelle j’ai souvent recours est issue des “balanced scorecards” ou tableaux de bord prospectifs. Je ne vais pas faire un exposé sur cet outil du pilotage de l’entreprise, mais il est extrêmement utile puisqu’il vous liste l’ensemble des bénéfices possibles qu’une entreprise cherche à mesurer.

En clair, si vous avez une valeur ajoutée quelconque pour un chef d’entreprise c’est sur une combinaison plus ou moins large de ces facteurs :

balanced scorecard merkapt

A vous de jouer et de nous l’expliquer, parce que vous ne pouvez pas rester indéfiniment dans une posture artistique (je ne critique pas ce point par ailleurs, ce n’est pas mon domaine, ni mon sujet de travail).

Notez aussi que si vous parvenez à faire cela vous aller résoudre du même coup un problème assez commun aux designers : combien ça coûte ? Si vous savez décrire le bénéfice apporté, la part que vous allez partager devient beaucoup, beaucoup plus simple à quantifier. A titre d’exemple, si vous faites économiser 2 mois de travail à une équipe de 3 ingénieurs, votre prestation doit valoir pas loin de :

3 x 60K€ (salaire annuel moyen chargé d’un ingénieur) / 6 = 30K€

Sur ce montant “économisé” combien réclamez-vous ? Ce n’est pas sale : une discussion de professionnel à professionnel peut s’engager.

Et je ne me lasse pas de citer à ce sujet Oliver Reichenstein d’iA, répondant quand on lui demandait combien les prestations de son agence coûtaient :

Nous sommes probablement les plus chers du marché, mais (en citant un client) a eu son retour sur investissement en moins de trois mois.

Accepter la spécialisation

Un deuxième point est assez mystérieux pour moi, mais comme je vous dis tout, mettons-le sur la table. Comment arrive t’on encore à parler de designer en général ?

Est-ce qu’un designer pris au hasard est tout aussi capable de prendre en charge la conception d’une cafetière, la réorganisation des services clients d’une banque, les écrans d’un poste de contrôle aérien, ou le site web d’un grand quotidien ?  J’ai beaucoup de mal à le croire. Je ne suis pas certain non plus que Jean Nouvel sache faire de la plomberie dans un pavillon de banlieue. Et qui pourrait lui reprocher ?

Si on parvient à parler design comme d’un métier normal par opposition à une sorte de mystique sectaire, il doit être possible d’expliquer les différentes activités dont on parle : design de marque, de produit, de service, de packaging, de meubles, de textile, d’interaction, de systèmes, d’architectures…

Oui, c’est probablement trop restrictif puisque centré sur la production de l’activité de design. Peu importe. Adoptez-en une plus pertinente, personne ne vous en voudra. Mais faites-le sans nous noyer dans des historiques ressemblant à l’histoire de l’art contemporain.  Car en l’état “design” veut dire “conception”. Cela ne signifie rien de bien précis, c’est une construction culturelle autour d’un mot générique et c’est à peu près illisible pour quelqu’un qui ne connaît pas déjà le sujet.

Et je pense que l’on devrait avoir le droit de faire appel à un designer en connaissance de cause, sans avoir à faire la différence entre la position initiale du disegno de Shaftesbury, et les différents degrés du fonctionnalisme, de Sullivan à Dieter Rams.

Le corollaire de cela est aussi qu’il faut arrêter de faire semblant de croire qu’un designer ayant travaillé avec une douzaine de ses collègues dans un département d’industrie automobile, soit capable du jour au lendemain de parler stratégie marketing avec une startup.

Soyons un peu réaliste.

Ingénierie et design, puzzles et mystères

Ces deux premières perspectives sont vraiment le b.a.ba, mais le sujet mérite d’être plus ambitieux.

Ce qui m’a fait choisir le titre de business designer (comme une esthéticienne pourrait se qualifier de coach beauté) c’est que je considère que le design est une façon très spécifique de résoudre certaines catégories de problèmes.

Un ingénieur lui, est formé pour analyser des problèmes particuliers : des puzzles. Les puzzles sont des problèmes qui peuvent être examinés de façon scientifique dans toutes leurs dimensions et être résolus si l’on collecte assez d’information pertinente. Ce sont des jeux à somme nulle. Avec la bonne technique, assez de puissance de calcul et de temps, ils finissent par être résolus sans ambiguïté.

Mais il y a une autre catégorie de problèmes : ce sont les mystères (je vous renvoie à un article de Malcom Gladwell sur le sujet).

Et ils sont sacrément plus embêtants, car ce sont des problèmes plus diffus, dans des systèmes ouverts, sans paramètre fixe. Ils ne se prêtent pas à l’obtention d’une solution définitive. Il est même probable qu’ils n’offrent pas de solution prévisible ou calculable du tout, quel que soit le temps passé ou les moyens investis. Ce type de problèmes est celui que les designers traitent. En partie de façon technique, mais surtout par une intuition exercée à la synthèse de la complexité et par la capacité “à inventer des scénarios et des stratégies” pour citer Andrea Branzi.

De tout ce que je peux dire sur le sujet c’est pour moi le point le plus intéressant. Que fait-on quand aucune méthodologie ne peut s’appliquer ? Il faut des designers.

Et c’est bien pour cela qu’ils me sont des collaborateurs précieux dans mes actions de conseil en innovation quand  ce sont des professionnels, plus que des zélotes passant leur temps à penser le design sans guère l’avoir touché sur le terrain.

The link has been copied!