🎙 Entretien avec Nicolas Nova sur les différents modèles d’innovation

En fin d’année dernière, Nicolas NOVA m’avait interviewé sur “Les enjeux des différents modèles d’innovation”. Cet entretien était réalisé dans le cadre  des travaux de la direction de Prospective et du Dialogue Public de la Métropole de Lyon sur les modèles d’innovation.

Vous trouverez l’article dans sa publication originale ici :

Les enjeux des différents modèles d’innovation | Millénaire 3
Entretien réalisé le 10 décembre par Nicolas Nova dans le cadre des réflexions menées par la DPDP (direction de Prospective et du Dialogue Pub...

Voici tout d’abord la reprise de cet article in extenso (et des points complémentaires plus bas) :


Nicolas Nova : Quelle est votre définition du terme innovation ? Que mettez-vous derrière cette notion aujourd’hui si polysémique ?

Philippe Méda : La définition la plus robuste et la plus claire selon moi vient de Joseph Schumpeter. L’innovation c’est le changement de l’ordre social ; et le marché est un ordre social particulier. C’est la meilleure métrique de l’innovation: est-ce que vous changez le marché – modestement ou radicalement, peu importe –, mais est-ce qu’il y a le moindre impact ? Si la réponse est non, vous n’avez pas produit d’innovation, vous avez fait des brevets, vous avez été visionnaires, mais en termes de business, ou d’environnement social, vous n’avez rien fait. Globalement, il faut qu’il y ait un impact social, environnemental, politique. L’innovation ne se limite pas à la production de nouveauté, et n’est d’ailleurs pas juste technologique.

NN : Est-ce qu’il y a selon vous un processus type dans l’innovation ?

PM : Non, il n’y a clairement pas de règles, et pas de méthodologies. On peut par contre trouver des logiques, des ressorts, des forces. Mais c’est un système chaotique, et lorsque l’on commence à parler de méthodes d’innovation, c’est que l’on est face à des escrocs ou des mythomanes : si l’on a formulé des règles, elles sont forcément déjà en voie d’obsolescence par la nature même de ces marchés.

En revanche, il y a des heuristiques — la distinction sémantique est importante. Par exemple, lorsque l’on discute avec des startups, la première chose qu’on leur demande, en général, ce n’est pas de discuter de leur produit, de leur solution, mais plutôt du problème qu’elles cherchent à résoudre. À partir de la compréhension d’un problème lié au marché, il est évidemment possible de porter un regard analytique sur la situation. On peut le qualifier, dire si ce problème est faiblement ou hautement critique, fréquent ou non, etc. On peut qualifier les forces sous-jacentes : l’attractivité, la temporalité du projet (time-to-market), la concurrence. Donc, on le voit dans cet exemple, il y a évidemment des éléments rationnels sur lesquels s’appuyer. En revanche, pouvoir faire de tout cela, le digérer, et dire qu’il s’agit d’une démarche en cinq étapes pour garantir que l’innovation va marcher systématiquement, c’est une absurdité.

NN : En effet, mais l’on trouve quantité d’acteurs sur le marché qui proposent des méthodes, des procédures, des démarches, etc. Quel est votre regard sur cette situation ?

PM : Il faut comprendre pourquoi on trouve des consultants qui promettent des méthodes innovantes. Ils vendent tout simplement un produit très demandé. Cela n’a rien de déshonorant, sauf que dans ce terrain de jeu c’est de l’huile de serpent ! La plupart des équipes qui sont en charge de s’occuper d’innovation – entreprises, organisations à but non lucratif, organismes de soutien –, ont besoin de se rassurer et de trouver une forme de stabilité. Donc ils sont très demandeurs de méthodes, de processus, d’une pierre de Rosette qui va leur permettre de décrypter l’avenir, de stabiliser leur activité, de garder des équipes à bord. C’est aussi très humain, de vouloir rassurer des investisseurs, de justifier des budgets et investissements consommés…

Le problème est que réussir à innover, cela ne marche pas ainsi. Il n’y a pas système pérenne qui peut soutenir de l’innovation à coup sûr. Parce que par nature, c’est très fluide, véloce, et volatile. Dit autrement, une manière d’innover ne s’attrape pas en listant une fois pour toutes un mode de fonctionnement à appliquer à chaque fois.

Par contre, sans parler de méthodes, on peut discerner des « manières de faire », des façons d’innover. Il y a des sous-jacents qui sont constants. On parlait plus tôt du besoin de qualifier un marché : dans tous les cas, il faudra l’aborder et le plus tôt possible. Il y a un certain nombre de choses comme cela. Mais encore une fois, en faire une systématique linéaire et fiable est un leurre. Car toutes les forces qu’il y a derrière ont des priorités différentes à certains moments, suivant les contextes, et elles fonctionnent en miroir les unes avec les autres.

NN : Dans ces manières d’innover, est-ce que vous observez des changements dans les dix dernières années ?

PM : Avant de parler des changements dans les manières d’innover, il faut parler de l’évolution des marchés. Et de ce point de vue, il y a certainement des mutations dans les écosystèmes, des plateformes sous-jacentes en termes de business, de technologies qui sont entrées en collision et qui ont créé de nouveaux espaces. Pour expliquer ce que j’appelle plateforme ici, prenons un exemple. Regardons comment le transport est en train d’être déstructuré. Ce secteur, de la production de véhicules, de l’énergie ou même de l’urbanisme a été plutôt stable depuis les années 1970. Mais ces dernières années, ces composantes sont entrées dans des logiques d’affrontements. Aujourd’hui par exemple, on peut se dire que le véhicule est devenu une plateforme de paiement. Il ne s’agit pas juste de télépéage, et c’est très difficile à comprendre pour des constructeurs automobiles. Ils pensent qu’il s’agit de la partie « multimédia » du véhicule, certes c’est lié. Mais le cœur du problème est plus vaste: c’est le fait que des acteurs en dehors de l’écosystème du transport sont arrivés dedans. Je pense notamment aux systèmes d’autopartage, mais aussi à des systèmes de paiement comme Apple Pay qui risquent de casser les reins des constructeurs. Et ce sera trop tard pour réagir ! Qui est propriétaire du véhicule ? Qui est l’opérateur ? Certes, Tesla a réussi à créer son propre jardin fermé, mais quand on est Peugeot, qu’est-ce que l’on fait ? Comment est-ce que le business évolue ?

On le voit avec cet exemple, il y a des changements qui sont très lents jusqu’à des collisions très fortes. Dans plusieurs domaines, on a vu cela, la télévision par exemple. Et en même temps, il s’agit de cycles, car toutes ces grosses plateformes finissent elles aussi par exploser. D’autres ont éclaté il y a dix ans, il y a cinq ans. Le discours devient donc dual: si on regarde en surface, on voit effectivement que « les nouveaux systèmes de paiement sont un enjeu spectaculaire, on ne les avait pas vus venir » alors que cela fait dix ans que cela couve.

Du coup, dans les réponses à apporter, et on revient ici sur le côté méthodologique, on voit des démarches ou des philosophies qui évoluent. En particulier du fait de ce besoin d’apporter des solutions sur lesquelles capitaliser.

Par exemple il y a eu beaucoup d’intérêt sur l’open innovation, car c’est très séduisant comme idée. Comment invalider le besoin de co-concevoir ou de coproduire avec les clients ? Et pourtant c’est une vision très candide, comme de croire que les sondages politiques anticipent vraiment les résultats des élections. Alors oui, allons parler aux clients pour mieux les comprendre, mais en fait-on une stratégie intégrée prioritaire ensuite ? Apple ou Leica ne sont certainement pas des entreprises ou la co-conception a la moindre place. Ce n’est pas si simple et on ne peut en discuter que si l’entreprise a une stratégie : quelle est son business ? à quoi sert-il ? Dans quel contexte ?

NN : Restons sur le cas de l’innovation ouverte, c’est effectivement un changement dans la relation avec les utilisateurs finaux des produits, mais est-ce valable pour tous les secteurs ?

PM : Il y a plusieurs types de business, certains construisent leur stratégie dans une grande intimité avec les clients, et sont toujours prêts à saisir les nouvelles tendances du marché. Là, l’open innovation est un outil puissant pour cela. Mais ce n’est pas toujours le cas. C’est la même chose avec cette autre mode actuelle qu’est le Lean Start-up management. Il s’agit d’une transposition de la logique de développement logiciel dans des secteurs non liés à l’informatique. Cette forme de discussion itérative avec un marché, avec un time-to-market rapide (donc un niveau de risque globalement assez bas), cela marche si l’on est dans ce cas de figure stratégique, si cela correspond à des produits que l’on peut faire évoluer rapidement comme dans le numérique. Ce qui est certain, c’est que si vous êtes un investisseur cette approche est intéressante : cela veut dire que vous avez peu à investir dans des projets qui doivent faire leurs preuves en moins de 6 mois. C’est une bonne martingale pour ne pas perdre d’argent, mais encore une fois qu’est ce que cela dit de ces projets ?

Pour un constructeur automobile avec des cycles de développement à 3-5 ans, ou des biotechnologies avec un cycle à 15 ans, pour de l’énergie avec un cycle à 20 ans, c’est moins le cas. Là, l’open innovation ou le « Lean » seront beaucoup plus compliqués.

On a vu un bon exemple de design avec Nokia qui, autour de 2007-2009, avait fait une fantastique campagne d’open innovation. Ils se sont dit qu’ils étaient les meilleurs dans les technologies mobiles, mais que leur vente de smartphone était très faible. Leur projet visait à comprendre ce que les consommateurs mettaient derrière un smartphone. Ils en avaient tiré trois modèles de produits, des prototypes co-designés avec les utilisateurs, les ingénieurs et les designers. Le résultat était en gros un téléphone avec un écran tactile muni d’un seul bouton physique en bas de l’écran au milieu, qui ressemble un peu à une savonnette… donc un iPhone. Et pourquoi ? Car on ne peut pas demander à un marché B2C de se projeter dans un futur un peu éloigné. Ils vont demander, avec un effet de halo sur le marché un peu fort, le produit qui semple le plus séduisant du moment. Si on fait de l’open innovation aujourd’hui sur la voiture, on risque de co-designer une Audi ou une BMW… on peut s’économiser des millions d’euros à ne pas le faire !

Pour conclure sur l’open innovation, disons qu’il y a des méthodologies qui apparaissent de façon cyclique, car elles répondent à des besoins des innovateurs eux-mêmes. On veut trop les utiliser dans des acceptions qui ne sont pas les leurs, et ceux qui les proposent ont toujours envie d’en rajouter. De surcroît, entre l’idée de départ – l’Open Innovation décrite par Henry Chesbrough – et ce qui est retenu à l’arrivée, on arrive à une position très dénaturée, à force de vouloir faire jouer le modèle dans toutes les situations.

NN : Parlons d’une autre démarche, le crowdsourcing. Quel regard portez-vous dessus ? Est-ce un levier d’innovation pertinent ?

PM : Pratiquement c’est simplement une autre modalité d’open innovation, par un passage à l’échelle supérieur. Tout se joue sur les niveaux d’ouverture : est-ce que l’on mobilise des partenaires directs ? Des clients proximaux ? Des clients potentiels ? La foule ?

La question qu’il faut se poser ici, comme souvent avec ces manières d’innover, c’est quels sont les types de problématiques d’innovation qui peuvent bien se prêter aux plateformes de crowdsourcing. Si l’objectif est de mobiliser une foule d’un million de personnes pour travailler sur des projets d’urbanisme, il n’est pas facile d’imaginer que le brouhaha collectif puisse se révéler très productif. Cellulariser son approche par quartier, par tribus sociales, par collectifs d’usagers et associer des expertises réelles sur des sujets qui seront tout de suite techniques va fonctionner. Mais à nouveau ce qui me pose problème dans ce genre de démarche c’est leur caractère exclusif et le fait que tel ou tel opérateur souhaite ensuite les appliquer en toute situation.

Il n’y a pas de Zeitgeist de l’innovation, d’astrologie méthodologique qui pointe un modus operandi souverain au vu de la météo ou de l’alignement ferromagnétique des couches basses de la planète… Aujourd’hui la mode c’est l’innovation jugaad parce que…

NN : Puisque justement vous abordez l’innovation Jugaad avec cette remarque critique, comment jugez-vous ce type de démarche ?

PM : L’innovation Jugaad, dont on parle beaucoup ces temps-ci, est curieusement un phénomène déjà ancien. Certes pas dans le formalisme actuel. Mais il y a dix ans en Chine, on s’emparait déjà de l’innovation Shanzai, le bricolage créatif « just good enough » en réalisant qu’il était très pertinent dans certains cas de résoudre les problèmes en utilisant les conditions socio-technologiques locales. Cela ne veut pas dire que ce qui était créé pouvait ensuite être utile à Miami ou à Paris, mais cela ouvrait de nouvelles possibilités dans d’autres écosystèmes socio-économiques. Je pense par exemple aux projets de téléphonie mobile en Chine qui, avant les solutions de type M-PESA au Kenya, permettaient le paiement par SMS. Les logiques qui ont permis d’arriver à ces solutions sont toujours là et sont largement plus englobantes que le simple « packaging » récent d’une belle histoire.

Pour un constructeur automobile avec des cycles de développement à 3-5 ans, ou des biotechnologies avec un cycle à 15 ans, pour de l’énergie avec un cycle à 20 ans, c’est moins le cas. Là, l’open innovation ou le « Lean » seront beaucoup plus compliqués.

On a vu un bon exemple de design avec Nokia qui, autour de 2007-2009, avait fait une fantastique campagne d’open innovation. Ils se sont dit qu’ils étaient les meilleurs dans les technologies mobiles, mais que leur vente de smartphone était très faible. Leur projet visait à comprendre ce que les consommateurs mettaient derrière un smartphone. Ils en avaient tiré trois modèles de produits, des prototypes co-designés avec les utilisateurs, les ingénieurs et les designers. Le résultat était en gros un téléphone avec un écran tactile muni d’un seul bouton physique en bas de l’écran au milieu, qui ressemble un peu à une savonnette… donc un iPhone. Et pourquoi ? Car on ne peut pas demander à un marché B2C de se projeter dans un futur un peu éloigné. Ils vont demander, avec un effet de halo sur le marché un peu fort, le produit qui semple le plus séduisant du moment. Si on fait de l’open innovation aujourd’hui sur la voiture, on risque de co-designer une Audi ou une BMW… on peut s’économiser des millions d’euros à ne pas le faire !

Pour conclure sur l’open innovation, disons qu’il y a des méthodologies qui apparaissent de façon cyclique, car elles répondent à des besoins des innovateurs eux-mêmes. On veut trop les utiliser dans des acceptions qui ne sont pas les leurs, et ceux qui les proposent ont toujours envie d’en rajouter. De surcroît, entre l’idée de départ – l’Open Innovation décrite par Henry Chesbrough – et ce qui est retenu à l’arrivée, on arrive à une position très dénaturée, à force de vouloir faire jouer le modèle dans toutes les situations.

NN : Passons maintenant à un autre type d’approches qui te concerne au premier plan. Quels sont les enjeux de l’innovation abordant les business models ?

PM : Le travail d’Alexander Osterwalder et d’autres a permis de clarifier des choses qui existaient depuis longtemps. Il a objectivement fait un travail formidable sur le sujet des modèles économiques. C’est un vrai soulagement de ne plus avoir à évangéliser sur le besoin de réfléchir directement au niveau du business model, sans rester le nez sur le produit.

La limite de cela, c’est quand ça devient une mode et que cela se cantonne à coller des post-its sur un tableau, ce qui n’est évidemment pas ce qui est décrit par Osterwalder, mais c’est ce qui est presque toujours induit. C’est aussi gênant quand après avoir fait cet exercice deux fois dans un start-up week-end, on part la fleur au fusil expliquer à un grand groupe industriel comment réinventer ses activités « à la mode startup ».

Pouvoir se poser les premières questions est une étape importante. L’idéation est toujours aisée. Mais ensuite, il faut savoir si c’est le bon choix, si c’est activable, finançable, soutenable par la culture des équipes, quel est le problème réellement traité… quels sont ceux que l’on va induire. Si on reste juste dans l’intention créative, on est dans une posture confortable et non dans la recherche de changement du marché, condition de l’innovation et toujours source d’inconfort.

NN : Rappelons aussi que les réflexions sur les modèles économiques permettent aussi de repenser l’innovation et de la sortir de la logique pure de R&D. Car bien souvent, il y a une confusion entre recherche et innovation/modèle de soutien à l’innovation, n’est-ce pas ?

PM : Je refuse d’entretenir la discussion sur ce sujet tellement on sait depuis 30 ans qu’elle n’a pas de sens. Mais évidemment, le nombre de brevets ou de publications scientifiques est une métrique facile à mesurer et on peut les corréler à « de l’innovation ». Mais corrélation n’est pas causalité.

Il y a des milliers d’entreprises qui produisent des milliers de brevets chaque mois. Sur cette masse, il peut y en avoir deux ou trois qui vont changer quelque chose sur le marché dans l’année. Ce n’est pas très sérieux de ne regarder que cela pour juger d’un niveau d’innovation. Et ce n’est certainement pas la bonne stratégie non plus pour produire de l’innovation. Si l’on prend la part de R&D réalisée par Apple, c’est aux alentours de 4% – cela dépend des années, – alors que le standard dans l’industrie est de 11, 12 ou 15%. Sans dire qu’Apple est la référence absolue, il faut digérer l’information.

Tout cela pour dire que lorsque l’on demande à des start-ups de déposer des brevets ou qu’on les juge sur des critères scientifiques, c’est étrange. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais cela fait très longtemps que ce n’est plus un point de départ objectivement important.

(Note : Entre le moment où cette interview a été réalisée et sa publication, la Banque Publique d’Investissement (BPI), qui est le principal financeur public de l’innovation en France, a annoncé un virage majeur et sa prise en compte officielle des formes d’innovation non technologique. Elle était jusque-là seulement focalisée sur le transfert technologique et la production d’innovation basée sur des brevets technologiques.)

NN : Du coup, de votre point de vue, quelles sont les bonnes questions qu’une collectivité doit se poser pour soutenir l’innovation sur son territoire d’après vous ?

PM : C’est une question intéressante et complexe, car il y a une telle dispersion des dispositifs, et une telle granularité dans les échelles qu’une réponse définitive est impossible. Mais globalement, il faut relever que dans tous les pays européens, le niveau national a passé le relais au niveau local ou régional. Tout ce qui est politique d’innovation semble être transféré à ce niveau. Du coup, cela ne donne pas une vision très stratégique, on a juste des politiques locales et des guerres de clocher. Cela mène à une volonté de garder les choses dans une sorte d’entre soi.
Prenons l’exemple désastreux de la Frenchtech.

A un moment donné, comment peut-on arriver à l’absurdité de mettre en concurrence Toulouse, Lyon, Paris, Nice pour récupérer des budgets d’innovation ? Alors que le problème majeur en Europe c’est d’atteindre une vraie masse critique sur les marchés que l’on peut toucher. L’échelle des villes est clairement absurde. Si l’on est en Chine, à Beijing ou à Shangai, chaque ville pèse plus de 20 millions de personnes. Chacune est un marché en tant que tel. Notre problème Europe est que nous ne sommes déjà pas un marché intégré, et on le découpe encore à l’échelon français au niveau des villes ! Les États-Unis c’est 350 millions de personnes formant un marché unique et fédéré avec des règles et une langue commune.

Ceci étant, des initiatives locales ne sont pas forcément inutiles, car derrière il y a des gens très moteurs, très impliqués. Et on a bien vu que cela a créé une émulation, les gens s’enthousiasment, etc. C’est intéressant, mais ce qui est dommage ce qu’on ne les entraîne pas à passer à une échelle supérieure, à se connecter à Madrid, à Berlin. Du coup, il me semblerait stratégiquement intéressant d’au moins viser le niveau « translocal » ou mieux : « transmétropoles ». C’est probablement la meilleure approche et la plus acceptable. Il sera toujours moins difficile pour un Lyonnais de se mettre en réseau avec un Berlinois, qu’avec un parisien ou un Toulousain.

NN : Quelle serait donc une bonne politique publique de soutien à l’innovation?

PM : J’ai pour ma part été éduqué à l’INSERM et au CEA, donc je sais ce que c’est la recherche publique. J’en suis parti, mais j’en connais l’intérêt. Il s’agit d’avoir un terrain de jeu qui est ouvert et justement aborder des enjeux très loin du marché. La recherche universitaire c’est la partie où l’on va créer, ou pas, où l’on va chercher à produire des connaissances sans forcément chercher d’applications… et ces connaissances d’ici 2-3-10 ans pourront peut être menées à une application. Le chercheur qui fait du gene-splicing sur des vers de terre aujourd’hui peut voir ses découvertes aboutir dans le marché de l’automobile d’ici quinze ans ! Mais on ne peut pas le prévoir, donc il faut protéger cette capacité-là, il faut la sanctuariser, garder cette poche de sérendipité et d’inconnu. Et personne ne peut le faire avec une logique économique de rentabilité à court terme. Donc c’est le pouvoir public et nous-mêmes qui en sommes responsables.

Notre échec par contre est de ne savoir faire que cela. Des technologies tellement séduisantes qu’elles n’ont aucun avenir écrit dans un futur immédiat. La recherche anglo-saxonne elle en revanche n’est presque que pragmatique : une bonne technologie est vendable à deux ou trois ans à un industriel. C’est aussi très déséquilibré.

Une bonne politique publique serait clairement un meilleur équilibre entre les deux approches. Un équilibre entre Fermat et Eiffel en quelque sorte.

Et puisque nous parlions de territoires, une autre discussion pour les politiques concernerait leur approche très simpliste et linéaire de l’attractivité territoriale. Créer des bassins de talents en attachant un boulet au pied des gens et en leur disant qu’ils ne doivent que travailler avec des gens dans un rayon de x kilomètres autour de l’épicentre d’une métropole est éminemment contre-productif : la plupart des gens talentueux ont une appétence forte pour la diversité et sont mobiles.

Pourquoi ne pas au contraire favoriser ces mouvements ? Permettre à nos talents de partir, d’aller découvrir d’autres choses, la Silicon Valley ou Shenzen. Combien de postdocs partent-ils de toute façon outre-Atlantique pour pouvoir enfin valoriser leurs compétences ? Doit-on leur retirer leur passeport ? Ou au contraire, doit-on leur donner d’excellentes raisons de compléter leur cursus ailleurs et ensuite de revenir ? Et en disant cela, je parle d’urbanisme, de culture, d’infrastructures.  Je ne parle pas de « clusterisation » technologique, d’ensilage dans des zones urbaines périphériques de centres industriels et autres fantasmes des années 70.

Les économistes ont beau s’époumoner à expliquer que le niveau d’investissement dans la culture est relié à moins de cinq ans à la croissance économique, personne n’écoute vraiment ◼️


Pour compléter et donner quelques perspectives sur cet échange :

  • Et enfin, sur la Frenchtech et son côté Intervilles qui ne permet pas de construire une masse critique eu-ro-pé-enne, voilà ce qui se passe (toujours ailleurs) :

N’oubliez pas non plus de mettre en référence le toujours stimulant blog de Nicolas sur le design et l’ethnographie de l’innovation.