Comprendre l’univers du web est rarement intuitif.

Cette semaine j’ai été par exemple frappé par ce qui est en train de se passer autour de Diablo 3, le dernier jeu vidéo d’Activision Blizzard. Autant dire que si vous faites partie des personnes qui pensent que ce marché est anecdotique, laissez-moi vous rappeler qu’Activision-Blizzard pèse environ 5,5 milliards de dollars. Soit autant qu’Eurocopter, mais avec 4 fois moins de salariés et de meilleurs profits. Du coup, quand cette entreprise sort un nouveau produit il n’est pas déraisonnable de le considérer avec attention.

Commençons par le trivial : ce jeu pour ordinateurs personnels n’est jouable qu’avec une connection internet. Non pas pour jouer forcément avec d’autres personnes en ligne, mais pour contrôler que chaque joueur ait bien acheté sa licence. Une façon drastique de rendre nul le piratage sur un jeu aussi visible et attendu. Ce n’est pas la première fois que Blizzard fait ce choix, mais il est je pense de plus en plus facile et évident dans ce marché, dans la mesure où il est admis qu’un propriétaire d’ordinateur personnel est relié en permanence à internet. De ce point de vue, nous sommes très proches de ce que docTrackr propose de généraliser pour tout type de document : vous voulez lire le fichier Word que je vous ai envoyé ? Fort bien, mais vous devrez être connecté pour vérifier que je vous ai bien autorisé à le lire.

Moins trivial est la nécessité d’utiliser un compte Battle.net. Ce site est maintenant le pivot de tous les jeux Blizzard, il permet de vous identifier, de collecter vos licences de jeux actives et éventuellement d’acheter d’autre services. Pour autant que l’éditeur de jeux soit concerné c’est le dépositaire de votre identité sur le net et surtout, de votre numéro de carte bleue. En terme de marketing il est donc possible de vous proposer des offres couplées : réabonnez-vous à World of Warcraft, on vous offre une licence pour jouer à Diablo 3.

diablo 3

Ce service central de gestion de votre identité de joueur doit être d’une part particulièrement sécurisé et d’autre part rester online 7 jours /7 et 24 heures /24. Le risque élémentaire étant qu’aucun de vos jeux ne soit jouable pendant quelques heures :

Et en terme de sécurité Blizzard a été là aussi un précurseur en donnant accès à des moyens de contrôle dignes de grands comptes industriels, comme ces systèmes OTP individuels. En deux mots, un code spécifique à votre compte est généré par l’éditeur. Ce code ne reste valide que quelques secondes et votre porte-clef individuel synchronisé sur le site l’éditeur vous l’indique en temps réel. Si vous êtes le bon titulaire du compte avec le porte-clef idoine, vous pouvez taper le code pour vous identifier :

Plus intriguant, mais aussi plus intéressant, Diablo 3 est le premier jeu à offrir aux joueurs un hôtel des ventes virtuel dans lequel ils peuvent vendre aux autres joueurs des objets qu’ils ont obtenus en jouant. Cette vente se faisant en échange de la monnaie virtuelle du jeu (des pièces d’or) ou… de vrais euros. C’est cette dernière partie qui est réellement nouvelle.

Dans l’univers du jeu sur internet, ou connecté à internet, cela fait maintenant longtemps que l’on nous vend des objets virtuels. La relation est B2C : l’éditeur de jeu vend un bonus ou un objet décoratif, contre une somme souvent modeste. Zynga a fait son succès sur Facebook avec ce mécanisme de micro-achats. En 2010 Blizzard n’avait déjà pas été allergique à l’effet d’aubaine et avait réussi à lancer un de ces produits (une monture pour les joueurs) en engrangeant jusqu’à 2,5 millions de dollars par heure.

À nouveau si vous pensez que ce sont là des revenus peu significatifs, il va falloir recalibrer vos perceptions. Ce type de gadgets virtuels pesait en 2010 aux US plus d’1 milliard de dollars de revenu. Et cela va en s’accélérant :

Mais le fait que Blizzard introduise un système où les joueurs pourront se vendre entre eux en C2C, des objets virtuels contre de l’argent réel, est assez radical.

Le propos de l’entreprise sur ce point est assez logique, c’est une alternative à ce que les joueurs faisaient déjà entre eux. Depuis longtemps, de nombreux “entrepreneurs” chinois font travailler des douzaines de personnes à jouer en ligne pour accumuler de la monnaie virtuelle, pour la revendre ensuite plus ou moins légalement à des joueurs européens ou américains. Un résumé saisissant de l’économie mondiale où des dizaines d’heures de jeu d’une personne s’achètent quelques euros à l’autre bout de la planète…

Sur ce point Blizzard explique donc sa position :

Pour quelle raison avez-vous décidé de créer une version de l’hôtel des ventes utilisant de l’argent réel ?
Dans tous nos jeux, notre objectif est de nous assurer que les joueurs vivent une expérience la plus agréable, enrichissante et sécurisée possible. Obtenir des objets a toujours constitué une partie importante des mécanismes de Diablo, mais les jeux précédents ne possédaient pas de système centralisé et robuste facilitant les échanges. C’est pour cette raison que les joueurs se sont tournés vers des alternatives peu pratiques et potentiellement dangereuses, comme des organisations tierces proposant des échanges en argent réel. Un grand nombre de ces transactions entre les joueurs et ces organisations ont dégradé l’expérience de jeu de nombreux joueurs, et créé d’innombrables problèmes pour l’assistance clientèle, comme des fraudes ou des vols d’objets ou de compte, pour n’en citer que quelques-uns. Pour éviter que cela se reproduise avec Diablo 3, nous avons voulu créer un outil pratique, puissant et complètement intégré qui soit capable de répondre aux attentes des joueurs souhaitant acheter ou vendre des objets en argent réel, et qui se seraient probablement tournés vers un service tiers moins sécurisé pour pouvoir le faire. – Diablo 3 FAQ

Il faut comprendre que le gameplay d’un Diablo est un genre à part entière, fortement lié à l’équipement de plus en plus spécifique du personnage du joueur, à l’aide d’armes et d’objets rares et difficiles à trouver. Un joueur qui aura accumulé cinquante heures de jeu en quelques jours aura eu une forte probabilité de trouver (j’allais écrire de “miner” tellement l’analogie est exacte) des objets qu’un autre joueur n’ayant investi que deux ou trois heures de jeu, sera prêt à acheter 5, 10 euros ou plus.

Par le biais de cette vente d’objets virtuels, il s’agit donc de permettre aux joueurs de se vendre entre eux du temps entre eux pour améliorer leur expérience de jeu. Ou pour le dire plus commercialement, de permettre aux “gros” joueurs de tirer parti de leur temps de jeu en vendant des ressources dont il n’ont pas besoin à des joueurs qui ont moins de temps. Une bonne transaction entre deux segments de ce marché : les jeunes joueurs capables d’accumuler des dizaines d’heures de jeu en quelques jours et les plus vieux probablement actifs qui n’auront que quelques heures de jeu par semaine.

L’utilisation de l’argent réel entre joueurs permet la transaction entre deux segments qui ne se touchaient normalement pas quand jusqu’à présent les joueurs s’échangeaient des objets virtuels, ou se les vendaient contre de l’argent virtuel. Cela nécessitait le même investissement en temps de par et d’autre pour qu’il puisse y avoir transaction. C’est aussi un mécanisme beaucoup plus élégant que la vente directe des objets virtuels de l’entreprise vers les joueurs, qui ne touche que les joueurs ayant le pouvoir d’achat nécessaire. Dans la transaction C2C d’un hôtel des ventes en euros, toute la base de joueurs est potentiellement mobilisée.

D’ailleurs, d’un point de vue économique une des règles présidant à ces transactions est importante : pour chaque objet vendu à un autre joueur 1 Eur est prélevé par Blizzard.

C’est même le point le plus intéressant. Car il laisse penser qu’à terme, sur un jeu sans abonnement, ce mécanisme impliquant des millions de joueurs entre eux sera probablement la vraie source de revenus de Blizzard. Bien plus que la vente de licences du jeu lui-même.

Nous avons donc là un business model fort spécifique.

Si ce type de transaction vous surprend, déplacez-le dans un autre contexte qui est très proche: combien êtes-vous prêt à payer un soda à l’entrée d’un cinéma, que vous pourrez consommer pendant le film ? Ou combien êtes vous prêt à payer une place pour un spectacle complet, à quelqu’un qui aura passé la nuit devant le guichet pour l’obtenir ? Peut-être qu’à titre personnel la réponse est zéro. Mais les statistiques économiques démontrent que ces avantages se monnayent de façon très importante.

Et si vous déplacez encore un peu le contexte vous allez aussi réaliser que nous sommes dans un écosystème singulièrement proche de l’App Store d’Apple :

  • Un identifiant unique vous connecte (vous et votre carte bleue) à Apple par le biais d’iTunes ;
  • Acheter un iMac, iPad ou iPhone vous donne accès gratuitement à l’App Store (la nouvelle version de l’iTV sera logiquement un nouveau point d’entrée dans cet écosystème) ;
  • Des tierces-parties développent des jeux et logiciels, qu’ils vous vendent directement sur l’App Store pour souvent moins d’un euro, quelques euros tout au plus ;
  • Les prix sont libres et chaque développeur choisit un prix psychologique qui lui semble acceptable ;
  • Apple assure la persistance en ligne de la plate-forme et son bon fonctionnement  et prend 30% des transactions réalisées.

Il ne suffit pas à Apple que ses clients s’échangent de la musique, de la vidéo ou des applications entre eux parce que leur écosystème le permet. Il faut aussi qu’ils puissent gagner de l’argent sur les transactions effectuées : développez avec un Mac et vendez ce que vous avez développé à d’autres utilisateurs (nous nous rémunérons au passage). La boucle vertueuse est bouclée.

Si ce mécanisme est proche de celui de Blizzard, c’est aussi par les segments clients visés : une partie de la génération X et l’essentiel de la génération Y ultra-connectée. Le budget loisir de chacun se ventilant dans diverses opportunités “pop-corn”: l’achat d’une nouvelle appli sur iPhone, une nouvelle armure rare pour Dibalo 3… Si donc, vous m’avez suivi jusque-là et que vous vous demandez si Amazon dans une certaine mesure n’est donc pas aussi un concurrent de ces activités, je ne pourrai qu’être d’accord avec vous !

Au final cela me permet comme souvent de revenir sur les logiques de business model qui sont les seules à pouvoir donner une perspective claire sur ce qui est vendu aux clients et sur qui sont les compétiteurs. Si vous restez le nez collé sur la logique produit comment pourriez-vous faire ce type de comparaison ?

Il serait stupide de comparer un DVD de jeu à un smartphone… Et pourtant.

(Edit : si vous voulez en savoir plus sur le marché de l’argent virtuel dans les jeux et le business des “chinese farmer” vous avez une splendide infographie sur le sujet ici.)

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