Après les précédents articles sur la Chine et l’innovation de prix et la notion de “just good enough”, voici en conclusion de cette petite série quelques réflexions sur l’économie grise de la copie. Je pense en effet qu’elle donne des pistes solides pour développer de nouvelles stratégies de business (parfaitement légales) dans des secteurs assez sinistrés comme l’industrie du disque et des médias.

Je pense que la plupart d’entre vous connaisse la situation du marché de la copie en Chine. Disons tout d’abord que c’est en Chine un impératif culturel : on copie les maîtres pour apprendre à faire et à faire mieux. Dans cette perspective on ne vole pas de la propriété intellectuelle. Cette notion de propriété n’est d’ailleurs comprise que par très peu de cultures dans le monde, en-dehors de l’Europe, des US et du Japon, qui chacun représente 1/3 des dépôts des brevets mondiaux.

Par ailleurs la Chine est un marché en devenir. Toute l’énergie politique, économique et sociale de la Chine est tournée vers la création d’une classe moyenne stable et nombreuse. Sortir les gens de la campagne et les conduire dans une nouvelle société de consommation est l’urgence nationale. Or les chinois apprennent vite et acquièrent rapidement nos goûts occidentaux. Il est donc assez logique que sans respect prégnant de la propriété intellectuelle, une grosse part de leur industrie se développe en copiant les produits occidentaux. Ceux-ci sont demandés par les chinois, mais sans pouvoir se payer les originaux. L’activité de reproduction n’ayant pas à financer les coûts de R&D et de design, le coût marginal d’un faux sac Vuitton copié est donc abordable pour un chinois. Il ne faut par ailleurs pas oublier que c’est dans de nombreux cas les usines qui produisent les originaux, qui produisent aussi les copies, ou qui favorisent les fuites technologiques…

Tout est donc en place pour justifier l’existence de ce marché : pas de véritable frein culturel (ni même légal assez souvent), un besoin du marché intérieur grandissant, des savoir-faires apportés par les compagnies étrangères elles-mêmes.

La question que l’on peut se poser est la suivante : pourquoi donc se battre pour empêcher ce business ?

En effet il me semble qu’il n’y ait au final que peu de choses à lui reprocher, mais qu’il y ait beaucoup de choses à en apprendre. En ce qui concerne le marché intérieur chinois, comment penser par exemple qu’un travailleur de la classe moyenne gagnant 200 € par mois puisse se payer des vêtements français, de l’électronique japonaise, ou de l’informatique californienne ? C’est absurde. Cela veut donc dire que fondamentalement le marché de la copie en Chine ne peut en aucune façon cannibaliser le marché des produits originaux. Par ailleurs toutes les études de consommation démontrent que les consommateurs sont parfaitement lucides sur la différence en copie et original, en terme de qualité, de fonction, de design… de valeur ajoutée. Et que pire encore, la réputation et le paraître étant extrêmement importants dans ces nouvelles classes moyennes, ceux-ci quand ils le peuvent matériellement achètent les originaux.

Sans vouloir en dresser un tableau trop idéalisé, la situation est quand même bien différente de celle décrite par les lobbies industriels. Que pouvons-nous en tirer sur nos propres marchés intérieurs ?

Certes, le marché de la copie n’apporte aucun revenu direct aux industriels copiés. Il sert néanmoins d’outil marketing puissant… et totalement gratuit. Et je crois très hypocrite de ne pas mesurer ce bénéfice. Le marché de la copie sert en réalité à évangéliser des masses qui n’auraient eu aucune chance de découvrir le produit original, et qui seront prêtes quand cela sera possible d’acheter ce produit original. Pour l’industriel cela revient à gérer un marché de gratuité (sa propriété intellectuelle est utilisée sans contre-partie) et à terme son marché normal (avec des consommateurs “premiums” anciens acheteurs de copie et maintenant capables de se payer les originaux).

Vues sous cet angle les choses prennent un tour un peu plus normal non ? Et cette vision n’est pas bien nouvelle. Deux professeurs de Stanford : Kal Raustiala et Christopher Sprigman, ont d’ailleurs appelé ce mécanisme le Paradoxe du Piratage. Ils expliquent par ailleurs que la dynamique de ces deux marché est un cercle vertueux pour les industriels ou les créateurs de mode : quand les masses adoptent un modèle qui a été copié, les élites ont rapidement besoin de renouveler le modèle original pour garder une distinction évidente.

Mais quid de nos propres marchés intérieurs ?

Si l’on regarde l’industrie du disque nous sommes bien en face des mêmes types de paradoxes : beaucoup de “consommateurs” de musique illégalement gratuite et une marge décroissante d’utilisateurs premiums achetant réellement un CD. Une différence de taille étant sur le fait que le marché finançant l’industrie est effectivement en décroissance, contrairement à la Chine où il croît. Ceci étant il va être difficile de remettre le dentifrice dans le tube : une fois la gratuité de fait acquise par la propagation électronique des médias sur internet qui ne pourra jamais plus être contrôlée, que faire ?

Et bien il y a là aussi plusieurs logiques conduisant à favoriser le piratage.

Une de ces logiques est celle de la visibilité maximale. Partons du principe qu’à terme il sera de plus en plus difficile de vendre des CD. Autant dans ce cas abandonner immédiatement et changer de business model. Le piratage a l’insigne avantage de favoriser la visibilité des artistes par la diffusion la plus large possible de leur oeuvre : on supprime les barrières et on favorise l’adoption. Dans ce type de scénario l’artiste ne perd pas tout et a de meilleurs moyens de récupérer sa mise. Il doit pour cela tabler sur la seule monétisation de services premiums : concerts, sponsoring, merchandising, passages en TV… En bref la vente de sa prestation live et de son image de marque. Je ne pense pas que cette stratégie soit très innovante non plus, dans la mesure où c’est le mode de fonctionnement de Madonna aujourd’hui ou des Tecnobrega dans la rue au Brésil. Le problème vient bien entendu des majors du disque qui elles perdent leur place dans ce business model. Elles deviennent de plus en plus un intermédiaire obsolète, entre un marché et les artistes associés à leurs agents, tout juste capable de pousser quelques gouvernements à des mesures de police vouées à l’échec.

Ce que le marché chinois nous apprend donc, c’est que la diffusion ouverte de contenu créatif, de design et de propriété intellectuelle sous toutes ses formes est une stratégie parfaitement efficace, pour toucher un large marché et en capter une partie en tant que marché premium. Je pense qu’il est par exemple évident que pour une agence comme la notre alimenter ce blog, diffuser librement nos formations ou participer bénévolement à de nombreux séminaires participe clairement de cette stratégie d’ouverture !

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