La levée de fonds de Capitaine Train dont je parlais dans mon dernier article est assez intéressante. Elle correspond à ce que l’on peut attendre d’une startup qui à l’échelle d’un marché de plus de 60 millions de personnes, parvient à détourner le business d’un opérateur national à son profit.

Ce qui m’impressionne plus c’est que cette startup ne propose qu’une interface de commande concurrente à la filiale historique de la SNCF : voyages-sncf.com. Ce site créé en 2000, est l’un des rares opérateurs e-commerce ayant survécu à l’explosion de la bulle internet et ayant atteint cette taille. Il générait en 2013 quatre milliards d’euros avec 650 personnes et 75 millions de billets de train vendus.

La levée de fonds de Capitaine Train n’est pas due au hasard. Elle démontre qu’il y a en Europe suffisamment d’investisseurs puissants pour croire que la SNCF (ou sa filiale) ne fait pas son travail de base : être une boutique en ligne accessible et efficace. La tagline de la jeune startup créée en 2011 est d’ailleurs claire et parfaitement opposable à la façon d’opérer actuelle de la SNCF :

Vous allez aimer acheter vos billets de train.

Pour le poser visuellement, leur magie est essentiellement cela :

capitaine train ui - merkapt

Par opposition à cela :

voyages sncf ui - merkapt

Cette approche ressemble fortement à ce que je décris en innovation de business model, comme une “dropboxisation” d’un vieux business, ou encore sa réduction au maximum.

Je vous laisse au passage rapidement estimer quelles seraient les chances d’une startup normale face à la BPI, un incubateur classique, ou un pôle de compétitivité quelconque, dont le pitch se résumerait à :

Avec une interface enfin bien réalisée, nous allons nous rémunérer en faisant passer les clients de la FNAC par notre site, pour qu’ils trouvent plus facilement leurs produits et qu’ils gèrent leurs commandes sans échecs.

Même si le problème marché est clair et bien manifesté, je ne pense pas qu’il déclencherait beaucoup d’enthousiasme.

Ceci étant dit, qu’est-ce qui m’intéresse dans l’aventure de nouveaux acteurs venant concurrencer un opérateur européen sur son simple métier de présentation de son offre et de gestion de commande ? Et bien, c’est qu’a priori la SCNF est censée faire ce travail d’innovation par elle-même depuis plusieurs années.

La dernière version du travail louable que la SNCF fait avec les startups est un incubateur “Voyageurs Connectés” :

C’est une approche classique et absolument pertinente.

Elle permet d’explorer les zones d’ombres du marché en donnant leur chance à des projets un peu loin du coeur d’activité de l’entreprise, des projets plus risqués en terme de marché ou de technologie. Pour l’essentiel, ces projets meurent et disparaissent. Mais certains meurent productivement, en permettant de tirer des enseignements post-mortem activables par une division de l’entreprise : “voilà ce qu’il ne fallait pas faire, allons maintenant plus vite dans une autre direction”.

Ça, c’est la théorie. Mais en général (je ne sais pas dans le cas de la SCNF), rien de sérieux n’est prévu à cet effet en terme de liaison post-mortem.

Nous pouvons aussi être dans la pensée magique et croire qu’un de ces projets va réussir.

Je dis pensée magique, parce qu’une stratégie de portfolio de risques (qui est celle de ce type d’incubation), nécessite une chose que je ne vois jamais en France : une masse critique de projets. Avec moins de dix projets, les chances que l’un d’eux soit un succès sont infinitésimales.

Mais ce qui rend Capitaine Train intéressant, c’est qu’ils font ce que bien peu d’incubateurs internes (ou externalisés dans le cas de la SNCF) cherchent à faire : détruire et reconfigurer le coeur d’activité. C’est évidemment ce qu’il y a de moins confortable : quel grand acteur est capable de dire qu’il va soutenir des startups cherchant à le concurrencer ?

Produire de la LOL-économie autour de son activité ne coûte pas cher, n’est pas risqué et permet de faire de la communication à moindres frais. Établir une discipline de disruption, la soutenir et la canaliser est une autre paire de manches.

Je vais en tout cas suivre avec intérêt ce qui se passe maintenant autour de la SNCF si j’en ai le temps, et plus directement ce qui va se passer autour de Capitaine Train. Car mon pronostic à partir de maintenant est assez simple : cette startup a réussi à acquérir un volume significatif de 1,8 million de billets vendus par an, contre 75 millions pour Voyages SNCF… quand elle va atteindre les 5 ou 8 millions, la SNCF n’aura plus d’autre choix que de la racheter. Si c’est bien le cas, elle sera alors plus que certainement étouffée, non pas par vice ou esprit revanchard, mais parce que si cette culture n’est pas créée en interne, elle ne peut pas être acceptable par les équipes historiques.

Au-delà de ces considérations, il est toujours intéressant de jauger la maturité de nos écosystèmes au travers de ces quelques startups qui parviennent dans l’hexagone à faire des tours de tables significatifs et peut-être un jour, de la croissance.

Vous aurez compris que je ne suis pas ce dossier (ni la SNCF) de près et que je prends le risque de peut-être dire des bêtises (nous les mettrions alors sur le compte d’un réveillon de Noël trop arrosé)…

Ce dont je suis plus assuré, c’est que suite à la floraison d’accélérateurs de ce type, les industriels français concernés vont commencer à mesurer les limites de cet exercice. Sans la masse critique d’une centaine de projets pendant deux ou trois ans sur un thème donné, n’importe quel investisseur professionnel sait qu’il n’y aura pas de succès à attendre. Et sans préparation de la culture et de l’organisation interne du grand groupe, s’il y a un succès il ne sera pas transférable.

Nous pourrions espérer que cet apprentissage se fasse plus rapidement, car au final faire monter des équipes sur les tables et vouloir changer les choses de l’intérieur n’est pas un exercice sans conséquence pour les équipes en question…

Mais pour rester optimiste, je dirais que la maturité sur ces sujets se développe vite et l’avance hexagonale d’acteurs comme la SNCF peut finir par payer.

Au préalable, certaines conditions seront nécessaires, comme la montée en volume des projets déjà évoquée, la volonté d’ouvrir son coeur d’activité à la disruption (l’ouverture précoce de ses données de trafic est un des indicateurs positifs que je détecte) et, de mon point de vue, le passage à l’échelle européenne le plus vite possible.

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