Un article récent du Wall Street Journal était intitulé “Indian Firms Shift Focus to the Poor” : les entreprises indiennes se focalisent sur les pauvres. En écho à mes articles sur l’innovation en Chine et cette série sur l’Inde, vous comprenez déjà que pour ces entreprises indiennes, il ne s’agit pas que d’essayer de trouver des parts de marché dans des segments clients normalement peu profitables. Il s’agit en réalité de toucher l’essentiel de leur marché par une démarche adaptée à leur environnement politique, économique, socio-culturel, et technologique. Cet environnement étant extrêmement éloigné du notre, une entreprise indienne ne peut se réfugier dans notre paradigme d’innovation technologique occidental : invention / protection / exploitation de la propriété intellectuelle. Et plutôt que de compter sur le transfert d’innovations technologiques venues de nos climats, elles commencent à acquérir une grande habileté à ré-inventer l’innovation elle-même pour l’adapter à un marché de plus d’un milliard d’indiens pauvres.

A ce jeu bien entendu Tata Motor et la Nano vendue à 1.500 Eur, ont crédibilisé une nouvelle forme d’innovation. Ce qui peut être néanmoins difficile à percevoir, c’est à quel point concevoir un tel véhicule à nécessité de reprendre point par point tous les acquis et les standards de l’industrie automobile. Le moteur par exemple a été créé en partenariat avec Bosch pour obtenir une conception ultra-simple facilitant l’entretien et baissant le coût de production, tout en gardant une puissance suffisante. La taille des roues et leur largeur a été un enjeu majeur afin de minimiser les frictions tout en conservant tenue de route et motricité. Et nous pourrions continuer à lister les 34 brevets technologiques qui ont été ainsi produits. Mais il est tout aussi intéressant de souligner que Tata Motors a choisi un mode de distribution inédit pour son véhicule : celui-ci est la plupart du temps livré en kit. Ce sont des usines locales qui reçoivent ces kits et les assemblent pour fournir leur marché régional. Une stratégie que ne renierait pas Ikea !

Depuis de nombreux autres exemples de réinvention radicale ont fait surface, comme le micro-réfrigérateur Chotukool de Godrej conçu avec seulement 20 éléments (environ 50 Eur), ou le four à bois Oorja de First Energy (environ 15 Eur) utilisant une technologie issue des centrales à charbon pour maximiser la chaleur produite et capable de brûler tout type de déchets provenant de l’agriculture traditionnelle, tout en minimisant la fumée émise. Ces produits ne sont pas des répliques bon marché, mais des nouveautés extrêmement spécifiques.

Et si ces exemples locaux ne suffisent pas encore à vous convaincre, le fait qu’Unilever ai conçu après quatre années de recherche et 25 brevets Pureit, pour permettre au marché indien d’accéder à un purificateur d’eau efficace pour 30% du prix habituel, devrait enfoncer le clou.

Comme nous l’avons vu avec la Tata, les enjeux de cette innovation inversée réside aussi dans ses stratégies de distribution. De façon générale les produits réinventés pour fournir un service essentiel à une fraction du coût usuel, ne peuvent pas être distribués de façon classique. Cela entraînerait des coûts logistiques largement supérieurs à la valeur du produit lui-même. De fait les communautés de villages, ou les associations d’aide sont mises à contribution. L’acheminement vers le client final devient communautaire et social. Il change les logiques normales du marketing ou de la grande distribution. Unilever par exemple se repose sur un réseau de 45.000 femmes à qui est sous-traité le marketing et la commercialisation. Elles reprennent le format des réunions Tupperware pour présenter le produit chez elles à leurs voisins, ou elles se déplacent faire du porte à porte à vélo.

En terme de design et de conception ces produits sont réellement conçus dans une logique “bottom-up”. Godrej a ainsi compilé des mois d’enquêtes sur le terrain, dans les bidon-villes, les villages ruraux les plus pauvres, ou auprès des travailleurs migrants, pour comprendre les besoins de ses futurs clients. Le résultat est un réfrigérateur ultra-compact équipé de poignées et utilisable dans des espaces limités ou par des populations nomades. Son compresseur a été remplacé par une puce de refroidissement et un ventilateur de type PC pour supprimer le bruit dans de petites habitations de fortune. Son corps a été particulièrement bien isolé pour éviter au maximum son réchauffement en cas de coupure  de courant. Et il peut résister à tout type de surtensions, propres à des réseaux électriques de pays sous-développés. Au final outre son prix bas, le réfrigérateur ne consomme qu’une fraction de l’électricité d’un modèle standard et peut même fonctionner sur piles.

Ce déplacement de l’innovation dans une direction inattendue doit faire réfléchir nos entreprises occidentales.  Comme le souligne le Wall Street Journal, Jeffrey Immelt le président de General Electric, reconnaît que sa multinationale se restructure rapidement pour tirer parti de cette “innovation inversée”. Il n’est pas besoin d’être un fin analyste pour comprendre que si GE cherche à innover de cette façon, ce n’est pas que pour toucher les marchés de la santé en Asie, mais aussi pour adresser différemment le marché national Nord Américain de plus en plus paupérisé.

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